L’informatique a radicalement modifié notre manière d’accéder au savoir. Mais si elle avait surtout bouleversé celle de produire ce savoir et la pensée qui le sous-tend?
Nous connaissons bien sûr l’exemple de Wikipédia qui, en quelques années, a remis en question les notions même de l’auteur, de l’expert, de l’enseignant ou de l’éditeur, sur lesquels reposait toute l’économie de l’information et de l’éducation. Un blogueur suisse met aujourd’hui à profit le principe wiki pour repenser la manière de faire de la philosophie.
Quelques explications s’imposent. De convenue, un philosophe formule ses idées en écrivant un article ou un livre. Avant de l’écrire, il a construit une vue du monde en définissant des concepts (comme la « justice », la « démocratie » ou le « pouvoir ») qu’il a reliés les uns avec les autres. Il conçoit par exemple que « la démocratie est une forme de pouvoir juste » ou que « la justice n’est que l’expression du pouvoir ». Pour transmettre sa construction philosophique, il la sérialise en la transformant en un texte continu dont la longueur peut aller d’une dizaine de pages à plusieurs centaines. Cette transformation a l’avantage de lui faire repenser sa construction – certains diront même de « la penser jusqu’au bout ». Mais elle a aussi plusieurs désavantages dont celui de brouiller les liens entre les concepts. Des contradictions peuvent carrément naître dans le propos au grand dam du lecteur qui souhaite le comprendre. Ainsi, la forme linéaire oblige le philosophe à brider sa pensée en vue de sa sérialisation, tout en détériorant la clarté de son propos et le plaisir de sa lecture.
De nombreux philosophes ont réagi à ce problème en cherchant d’autres modes d’expression écrite. Nietzsche ou Cioran, par exemple, préfèrent s’exprimer par des collections d’aphorismes, c’est-à-dire par des livres contenant plusieurs centaines de réflexions brèves sans lien séquentiel mais renvoyant implicitement les unes aux autres. D’autres penseurs, comme Spinoza ou Wittgenstein, vont plus loin en calquant la présentation de leurs idées sur celle des théories mathématiques. Ils les organisent en propositions numérotées contenant corollaires et scolies. Chaque proposition est très brève mais elle s’appuie sur les autres par des renvois numériques que l’on pourrait considérer comme des ancêtres de liens hypertextes. Aussi bien l’Étique de Spinoza que le Tractatus de Wittgenstein ont ainsi pu être traduits en hypertexte sur l’Internet.
Le Wikitractatus, travail d’un chercheur suisse, s’inspire très exactement de ces traductions pour écrire la philosophie directement en hypertexte. Le principe du Wikitractatus est simple: chaque concept est créé comme une entrée Wikipédia, avec des renvois à d’autres qui ont déjà été traités. La pensée du wiki-philosophe se déploie ainsi non pas de manière linéaire mais de manière réticulaire à partir d’une racine: le nuage de mots clés à l’entré du site.
Le visiteur du Wikitractatus remarquera que le mot le plus important du nuage est ‘azoth’. Ce mot renvoie à un concept alchimique médiéval qui signifie l’unité du début et de la fin. C’est par ‘azoth’ qu’il est conseillé de commencer la lecture du Wikitractatus, sans que ce point d’entrée ne soit obligatoire. Car l’idée du Wikitractatus est justement de pouvoir être lu dans n’importe quel sens, comme un livre dont vous êtes le héros. Comme dans un tel livre, d’ailleurs, il n’est pas nécessaire de visiter toutes les entrées mais il suffit de suivre les liens, mot par mot, en se laissant guider par son doute. Le sens du Wikitractatus dépend ainsi explicitement du cheminement qu’un lecteur accomplit dans son espace réticulaire.
Au delà de sa forme non-linéaire, le Wikitractatus offre un autre avantage caractéristique de la forme numérique: n’existant sur aucun support papier, il peut être modifié en tout moment par son auteur. Ceci est un avantage pour l’auteur dans la mesure où un philosophe est constamment amené à réviser sa pensée. Il redéfinit ses concepts. Il en rejette certains au profit d’autres. Il atténue ses énoncés ou, au contraire, les radicalise au fil du temps. Au lieu d’imprimer un « Tractus de la première heure » et un « Tractatus tardif », l’auteur du Wikitractatus accepte le caractère transitoire de ses idées. Le site ne reflète ainsi en tout moment que le stade actuel de ses réflexions.
De nombreuses choses peuvent être reprochées tant bien à la forme qu’au fond du Wikitractatus. Il constitue cependant une tentative intéressante de mettre le principe wiki au service de la philosophie et l’on peut espérer qu’il fasse des émules, ici et ailleurs.